« Si les gens se suicident, c’est qu’ils sont fragiles. »

Combien de fois ai-je entendu cette phrase, énoncée comme une vérité, dans le cadre des suicides en lien avec le travail – sur les lieux de travail ou à l’extérieur ? « Regardez, vous ne vous suicidez pas. C’est parce que vous êtes solide, parce que vous avez la force psychologique de résister ». Quelle évidence ! A cela que voulez-vous répondre ? Le débat est clos, puisque évidemment, on trouvera toujours quelque chose de fragile chez chacun d’entre nous… On trouvera bien la petite faille qui permet de pointer du doigt la cause psychologique de l’acte ultime, une raison intime, lointaine, qui s’inscrit dans une brisure de l’enfance, de l’adolescence, dans un placard obscur de notre passé où un cadavre quelconque doit bien traîner. Je vous l’assure, si vous cherchez bien, la gifle de votre grand oncle Auguste doit bien être traumatisante et inscrite en vous… Ouais, peut-être…

Nous voilà alors rassuré, point n’est besoin d’aller chercher ailleurs… A moins, que dans notre lieu de travail, il y ait des facteurs externes aggravants. Oui, là où nous assurons notre salaire quotidiennement, là où nous suons pour gagner notre pain, dans cet environnement professionnel, tout ne serait donc pas si rose que cela… Il n’y aurait alors plus de fatalité. Plus besoin de mettre un psy derrière chaque travailleur, de proposer à chaque éternuement un numéro psy ou une séance de relaxation zen à la mode « tout va bien »…

Il y aurait alors des fonctionnements internes de l’organisation du travail, des modes de management, des systèmes gestionnaires qui poussent des femmes et des hommes à l’acte suicidaire. Il y aurait alors un cocktail létal tragique, mortifère… ou plusieurs…

Alors la supposée fragilité des gens ne serait qu’un prétexte pour surtout ne rien faire au sein de l’organisation. Nous aurait-on menti, manipulé, pour faire taire la colère des travailleurs qui subissent des rythmes infernaux, qui courent désespérément après des objectifs qu’ils n’atteindront jamais, qui cherchent à être les meilleurs, au risque de faire un croque-en-jambe à leur collègue, qui ne savent plus se regarder dans une glace parce que l’image du cadre, de l’employé modèle, du manager de terrain, du travailleur acharné, ne correspond plus à l’éthique portée initialement ?

Ne me parlez plus de la fragilité des gens pour justifier les suicides en rapport avec le travail, c’est un aveu d’impuissance qui mène à l’inaction. Je suis du côté de ceux qui cherchent à comprendre ce qu’on peut faire d’un point de vue structurel et organisationnel. Le levier de l’agir est là.