Mai 2017, c’est la grande messe, l’apothéose du temps démocratique : l’élection présidentielle. La France entière est en émoi. Un nouveau roi va naître du suffrage universel, ou une reine, allez savoir. Enfin, un de ces monarques que la cinquième République sait si bien entretenir et vénérer. La fumée blanche va sortir des cheminées Élyséennes, on va enfin connaître l’élu, le divin monarque que les Françaises et les Français ont choisi. L’attente est insoutenable, les électeurs sont devant leurs écrans, les téléphones portables sont à l’affût du moindre indice, les tablettes brillent au soleil de printemps, les ordinateurs sont tous prêts à délivrer l’information, les montres connectées attendent l’annonce. La France est en apnée…

Quelques jours plus tôt, le premier tour avait fait office d’un tremblement de terre. Jamais dans l’histoire démocratique du pays, une telle abstention n’avait atteint ce niveau : 76%. Ça faisait quand même beaucoup de pêcheurs à la ligne ! Même les éditorialistes à la botte, les suceurs du pouvoir n’osèrent pas mépriser les abstentionnistes. Ils avaient pourtant tout fait pour nous vendre leur énième élection frelatée, expliquer à longueur de colonnes la grandeur de la démocratie tricolore. Les shows télévisuels s’étaient multipliés, avec leurs éternels experts, politologues, sondeurs et politiciens polichinelles. Des sondages chaque jour pour voir si François a encore une chance, si Manuel le trahit, si Alain gagne quelques points sur Nicolas, si Marine va flirter avec Nadine ou Robert, si les petits vont prendre une raclée bien méritée – on ne joue pas dans la cours des grands impunément –, si la petite phrase de Ségolène, ou celle de Jean-Vincent déclenchera la colère feutrée de Jean-François… Et puis, les électeurs n’ont pas suivi. La machine a commencé à vaciller, la belle machine à reproduire les élites et à fabriquer une démocratie de pacotille s’est doucement abîmée. L’émotion était grande dans l’intelligentsia médiatique et politique. Les éditorialistes de salon n’y comprenaient plus rien, leurs analyses sentaient le réchauffé, l’eau tiède de l’inquiétude. Tous les tenants des vérités exclusives détricotaient peu à peu leurs certitudes par contradictions successives. Le premier tour des présidentielles les avait laissé interloqué, presque sans voix !

Déjà un an plus tôt, ils n’avaient rien compris à la lame de fond qui se profilait. Les manifestations printanières de 2016 avaient grandi peu à peu, tel un tsunami. L’épicentre était lointain. Il s’était construit depuis les années 80, quand les libéraux ont pris le pouvoir en Grande Bretagne et en Amérique, quand la stratégie du choc savamment orchestrée par l’école de Chicago et Milton Fridman était arrivée à maturité, quand la gauche de compromission avait abandonné définitivement la cause du peuple, quand elle s’était jetée à corps perdu dans la sociale démocratie, la vague molle de l’acceptation aux lois du marché. Cette gauche de gestion de la crise du capitalisme nous a fait avaler bien des couleuvres, privatisant à tour de bras, jouant les alliés avec le patronat du CAC 40 toujours plus puissant, toujours plus arrogant. Elle avait laissé les profits s’envoler et les inégalités se creuser en faveur des mêmes, des gros, des actionnaires, des fonds de pension. Une gauche libérale, du social libéralisme mortifère.

Le projet de loi Travail, dit El Khomri, avait servi de catalyseur pour tout un peuple énervé, indigné, révolté. La question du travail était devenue centrale. Comme si penser le travail permettait enfin de penser notre projet de société. La coupe était pleine. La presse minimisait, comme à son habitude, la révolte d’une jeunesse qu’elle qualifiait constamment d’apolitique. Les combats de rue démontraient l’inverse. Les partis politiques venaient de subir une déconvenue historique. Quelques syndicats inféodés au pouvoir montraient enfin leur vrai visage. Le Medef pavoisait et ne mesurait pas encore le raz de marée qui allait bientôt balayer définitivement le syndicat patronal.

Et là, en ce mois de mai 2017, c’est l’attente des résultats du second tour. Les rumeurs vont bon train. Ce n’est pas le nom du champion qui intéresse les commentateurs, mais le chiffre de l’abstention. Les professionnels de la politique tremblent à l’idée de perdre émoluments et privilèges. Le peuple n’a plus peur. Depuis des mois, il s’assemble dans les rues, sur les places, dans les bistrots, dans les salles municipales, sous les hangars, dans les Nuits Debout. La peur a changé de camp. La révolution est en marche. Les appels à l’abolition de la propriété lucrative se font plus nombreux. Ils sont désormais majoritaires. Des salariés des plus grosses entreprises ont pris possession de l’outil de production. Ils ont supprimé les conseils d’administration et remercié les actionnaires. L’armée est intervenue, mais le rapport de force a changé. Désormais, dans l’illégalité la plus totale, mais dans la légitimité la plus absolue, à l’encontre du droit de propriété privée si cher à la constitution bourgeoise, à cette République de monarques, les travailleurs démontrent leurs capacités à gérer et à décider collectivement des orientations économiques et sociales.

De ce vieux monde capitaliste à l’agoni, il ne reste plus en ce mois de mai 2017 que l’élection présidentielle pour faire encore illusion. Et là, dans quelques minutes, on va enfin savoir si ce monde tient encore le coup…