Le Sénégal a une odeur : celle du poisson séché ! À Guet N’Dar, le quartier des pêcheurs de Saint Louis, dans un environnement baigné d’une fragrance écœurante, plus de 400 femmes transforment le poisson, tels de véritables forçats.

Une vue imprenable…

Depuis le toit terrasse du bâtiment du GIE (groupement d’intérêt économique) offert par la coopération japonaise, le paysage est contrasté. A l’est, le fleuve Sénégal chargé de limon en cette saison de pluie. Des pirogues colorées attendent sur la berge. Les paniers de rônier espèrent une moisson généreuse du grand fleuve. Ici, tout respire la pêche, même les ânes trainant péniblement des charrettes chargées de sardinelles séchées, de guédj et autres mulets. Parfois un véhicule motorisé tente l’aventure en ces terres austères. La vitesse ne dépasse que rarement celle des bestiaux.

À l’ouest, le spectacle est grandiose, l’océan semble se déchaîner, se fracassant sur une plage et rejetant détritus et autres déchets urbains. Entre les deux, la langue de barbarie débute et sur une bande de terre de 800 mètres sur 200, en direction de la ville, c’est une fourmilière de 25 000 habitants qui grouille en permanence. Des enfants qui sortent des bicoques, qui se faufilent entre les roues des charrettes et des véhicules, qui courent, crient, rigolent et se « chicotent ». Le Sénégal est riche de ses enfants, dit un proverbe local.

Les chemins de sable mènent aux logements de cette communauté singulière. Ici, le chef de quartier est plus important que le maire de la ville. Ne dit-on pas en plaisantant que Saint louis est une banlieue de Guet N’Dar ? Ici, on est pêcheur de père en fils et les femmes, depuis « que le monde est monde » font sécher, cuire et fumer le poisson. Dans ce concert infernal, la vie se passe au rythme des arrivages de poisson.

Quand le regard se porte plus loin, au nord, c’est l’entrée de la vieille ville coloniale de Saint Louis, une autre ville, une autre atmosphère. L’oxygène est vicié par les bus, taxis légaux ou « clandos ». Un air finalement plus respirable… C’est le Saint Louis pour le touriste ordinaire qui peut y faire ses emplettes et flâner au gré des boutiques d’artisans.

Du labeur des femmes…

Sud azimut, accolé à la maison du GIE, un autre monde. Le spectacle est encore plus saisissant. Sur plus de 200 mètres de long, c’est un amas de vieux bidons, de barriques chargées de saumure pestilentielle, de claies de séchage jonchées ça et là, sur lesquelles des centaines de poissons se déshydratent paisiblement au soleil. Le sable a perdu depuis longtemps sa couleur chaude. Des paniers laissent échapper quelques sucs fermentés, le sel, disposé sur des étals bancals, est prêt à recouvrir le requin et la rée destinés à l’exportation. A quelques rares endroits, une bâche sommaire permet de lutter contre la morsure du soleil. Les femmes n’ont pas le temps de se plaindre.

En ce mois d’août, la production est faible, le poisson est rare. Néanmoins, on perçoit l’agitation des quelques 400 femmes qui quotidiennement enfournent les branchages dans des sortes de fourneaux à même le sol sur lequel est disposé un demi bidon métallique chargé de faire bouillir le poisson frais, avant qu’il ne soit séché et disposé sur une claie pour reposer quelques heures, quelques jours.

Ainsi va la vie dans ces coursives odorantes. Noirceurs, âpres senteurs, les femmes de Guet N’Dar travaillent comme des forçats pour extraire du poisson leur faible revenu. Les mains trempent toute la journée dans la fermentation, la fumée brouille la vue, jaunie les cornées. L’atmosphère est irrespirable, les fumées encrassent les poumons des femmes de Guet N’Dar et le sourire des jeunes filles. Porter, transvaser, découper, écailler, le dos s’effrite, les membres s’engourdissent et les douleurs ne se nomment plus. Et souvent, Allah les rappelle bien avant l’heure dans son paradis, pour un repos enfin mérité. Comme un clin d’œil cynique, le cimetière musulman est voisin de ce lieu d’enfer. A peine un mur pour séparer l’enfer du paradis. 

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