Selma Reggui est une amie. Elle a été plus de 10 ans experte pour les CHSCT. Le texte qu’elle nous offre est une analyse précise et détaillée de ce que le rapport Badinter ne dit pas, ce qu’il oublie, ce qui manque dans le projet du futur code du travail, concernant la santé et la sécurité au travail . Cette simplification du code du travail est un recul du droit, du droit de la classe des travailleurs. Voici son texte :

Une autre lecture de l’essentiel en matière de santé et de sécurité au travail

Janvier 2016, le comité présidé par Robert Badinter, « chargé de définir les principes essentiels du droit du travail » remet son rapport au premier ministre. L’introduction de ce rapport dit : des « juristes d’expérience ». Elle dit aussi : une analyse des « textes constitutionnels, législatifs, internationaux et européens » et des « jurisprudences constitutionnelle, judiciaire et administrative ». Il n’en fallait pas moins, pour une mission qui n’était pas des moindres, celle de « dégager les principes juridiques les plus importants », de « mettre en lumière les piliers sur lesquels repose l’édifice » que constitue le droit du travail. Je ne peux me prévaloir de l’expérience juridique invoquée, ni de l’analyse exhaustive des textes mentionnés, mais je sais lire.

Alors j’ai lu les 61 articles du rapport Badinter, censés rendre compte des « principes constituant les fondements du droit du travail ». Et je les ai mis en regard de ce que je sais de ce droit, que je me suis acharnée à comprendre pour outiller des centaines de travailleuses et travailleurs rencontré-e-s en plus de dix années d’expertises légales à la demande des représentants du personnel au CHSCT. Un métier qui confronte, sans relâche, à la violence des organisations du travail et à la détresse de subordonné-e-s qui exécutent un travail sous l’autorité d’employeurs ayant le pouvoir de donner ordres et directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements. C’est cela le contrat de travail : l’une des parties exploite l’autre, jusque là où le droit du travail l’en empêche.

Parmi ces 61 articles, seulement cinq sont jugés suffisants pour dire l’essentiel en matière de santé et de sécurité au travail. Cinq articles, issus d’un travail dit à droit constant, sont ainsi censés concentrer ce que nous avons su et pu garder de plus d’un siècle de luttes collectives. Cinq articles sont censés tenir lieu de contre-pouvoir, faire barrage aux poisons industriels et à l’intensification du travail, et empêcher la mort annuelle en France de centaines de travailleuses et travailleurs à la suite d’accidents de travail, d’accidents de trajet, de maladies professionnelles, ou de conditions de travail délétères sans que le caractère professionnel des atteintes n’ait été reconnu. Seulement cinq articles, 39 à 43. C’est peu. Mais ce n’est pas tout.

– Article 39 : « L’employeur doit assurer la sécurité et protéger la santé des salariés dans tous les domaines liés au travail. Il prend les mesures nécessaires pour prévenir les risques, informer et former les salariés. »

Inaugural de ce que le comité juge essentiel en matière de santé et sécurité au travail, l’article 39 reprend, mais en le tronquant, l’article L. 4121-1 de l’actuel code du travail : la santé mentale, enfin intégrée dans le code en 2002, est de nouveau rendue invisible ; l’obligation faite à l’employeur de prévenir les risques est bien là mais celle de prévenir la pénibilité au travail est absente ; de même qu’a disparu l’obligation de mettre en place une organisation et des moyens adaptés.

Autres absents et non des moindres : les principes généraux de prévention, inscrits non sans peine dans le code en 1991, toujours en vigueur (L. 4121-2), et sur le fondement desquels l’employeur doit mettre en oeuvre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Les dominants dans la relation contractuelle pourraient ainsi se voir notamment affranchis de l’obligation de « combattre les risques à la source », d’« adapter le travail à l’homme », de « remplacer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux », et de « prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle. »

L’article 39 ne juge guère plus fondamentales, puisqu’il ne les mentionne pas, les obligations faites à l’employeur inscrites au L. 4121-3 : celle d’évaluer « les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, y compris dans le choix des procédés de fabrication, des équipements de travail, des substances ou préparations chimiques, dans l’aménagement ou le réaménagement des lieux de travail ou des installations et dans la définition des postes de travail » ; et l’obligation de mettre en œuvre, à la suite de cette évaluation, « les actions de prévention ainsi que les méthodes de travail et de production garantissant un meilleur niveau de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. »

Remettre en cause l’organisation du travail, évaluer les risques, agir en conséquence et prioritairement en direction des causes structurelles et non des individus, l’article 39 ne le dit pas. Il ne dit que les principes jugés essentiels du droit du travail. Nous sommes loin, très loin de l’obligation de sécurité de résultat qui impose à l’employeur d’adopter les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs et lui interdit en conséquence de prendre, dans l’exercice de son pouvoir de direction et dans l’organisation du travail, des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés (Arrêt Snecma, Cass. soc., 5 mars 2008, n° 06-45888).

– Article 40 : « Le salarié placé dans une situation dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé alerte l’employeur et peut se retirer de cette situation dans les conditions fixées par la loi. » Là encore, les principes des droits d’alerte et de retrait ne sont que partiellement retenus : absente l’interdiction faite à l’employeur de « demander au travailleur qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent » (L. 4131-1) ; absente l’impossibilité de sanction ou de retenue de salaire « à l’encontre d’un travailleur ou d’un groupe de travailleurs qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d’eux » (L. 4131-3). Dans ces conditions, quelles chances a le droit de retrait d’être effectivement mobilisé par des travailleuses et travailleurs qui ne passent pas un jour sans voir planer, dans l’entreprise ou dans les médias, la menace sur l’emploi ? Quasiment aucune. Autre grand absent des fondamentaux retenus du droit du travail : le droit d’alerte des représentants du personnel au CHSCT lorsqu’ils constatent l’existence d’une cause de danger grave et imminent (L. 4131-2).

Droit de retrait des travailleurs miné, droit d’alerte de leurs représentants absent du texte : des conditions cumulées qui augurent mal de l’avenir d’un autre droit, fondamental, mais absent du texte produit par les juristes d’expérience du comité Badinter, celui du bénéfice de la faute inexcusable, que précise l’article L. 3141-4 de l’actuel code du travail : « Le bénéfice de la faute inexcusable de l’employeur prévue à l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle alors qu’eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail avaient signalé à l’employeur le risque qui s’est matérialisé. »

– Article 41 : « Tout salarié peut accéder à un service de santé au travail dont les médecins bénéficient des garanties d’indépendance nécessaires à l’exercice de leurs missions. » Une médecine du travail facultative ? Un pas de plus vers son élimination ?

– Article 43 : « Tout salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle bénéficie de garanties spécifiques. » « Spécifiques » mais encore ? Quelles garanties précisément ? Les protections, contre la rupture du contrat notamment, explicitement inscrites dans l’actuel code du travail (L. 1226-7 et suivants), sont passées sous silence. Et le silence est un silence, il ne garantit rien.

Je relisais il y a peu des textes de l’historien Jean-Claude Devinck, sur le rôle central du mouvement ouvrier dans les avancées en matière de santé et de sécurité au travail. J’ai aussi relu Annie Thébaud-Mony, qui nous appelait à lutter en 2016 « pour que l’impunité des responsables de violence meurtrière au travail soit enfin brisée », en rappelant notamment ceci : « Chaque jour de l’année 2015, en France, en moyenne, deux travailleurs – le plus souvent des jeunes – ont été tués dans des accidents de travail ; chaque jour encore, huit à dix personnes sont décédées des suites d’une maladie liée à l’amiante ; chaque jour aussi, en acte ultime de résistance face au mépris patronal et/ou bureaucratique, plusieurs suicides liés au travail ont été accomplis par des travailleurs tant du secteur privé que de la fonction publique ou de l’agriculture. Enfin, selon une enquête officielle du ministère du Travail, plusieurs millions de travailleurs sont toujours, dans leur travail, exposés quotidiennement, sans protection, à des cocktails de cancérogènes. Les ouvriers, jeunes, sont les plus concernés. » (extrait du texte d’Annie Thébaud-Mony, du 31/12/ 2015, publié sur le site de l’association Henri Pézerat).

Une confirmation, s’il en fallait, que la santé au travail est aujourd’hui une question de luttes de classes, et qu’elle n’a jamais cessé de l’être.

Selma REGGUI, février 2016